La conformité sous pression géopolitique : un nouveau cadre à construire

La conformité dans les entreprises européennes s’est principalement construite sur la mise en œuvre des réglementations : lutte contre la corruption, protection des données, contrôles à l’exportation ou encore contrôle des investissements étrangers. Ce modèle reposait sur l’hypothèse d’un ordre mondial relativement stable et d’une séparation claire entre les obligations juridiques et les dynamiques politiques.

Cette hypothèse s’effondre. Les entreprises doivent désormais inscrire leurs efforts dans un contexte de tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine.

1. Les entreprises européennes dans l’étau des injonctions sino-américaines

Les cadres juridiques ne sont plus neutres. Les lois anticorruption, les contrôles à l’exportation, les régimes de sanctions ou les restrictions à l’investissement sont de plus en plus utilisés comme instruments de stratégie géopolitique. Washington comme Pékin attendent désormais de leurs partenaires qu’ils prennent parti, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan opérationnel.

Les entreprises européennes se retrouvent prises en étau, dans l’attente d’une stratégie claire de l’Union Européenne et d’un choix de plus en plus inévitable entre les États-Unis et la Chine. Tout en respectant le droit de l’Union, elles peuvent être soumises à des sanctions secondaires américaines pour avoir traité avec des entités chinoises. À l’inverse, se conformer aux restrictions américaines peut les exposer au régime chinois anti-sanctions. Cette fragmentation juridique induite par une bipolarité émergente rend les approches traditionnelles de la conformité obsolètes.

2. Une géographie des risques en transformation rapide

Les équipes conformité sont formées à suivre les évolutions réglementaires. Elles ne sont pas toujours équipées pour détecter les signaux faibles d’instabilité politique, de réalignements stratégiques ou de zones de confrontation émergentes entre grandes puissances. Or ces dynamiques influencent désormais les priorités des autorités et le comportement des régulateurs.

Des mécanismes de contrôle des investissements étrangers aux régimes d’autorisation à l’exportation, les régulateurs européens peinent eux-mêmes à s’adapter à un ordre international plus conflictuel. Dans le même temps, les décisions prises à Washington ou à Pékin (sanctions, droits de douane, interdictions d’importation) ont des répercussions immédiates pour les entreprises européennes, même lorsqu’elles ne sont pas directement visées.

Cette volatilité croissante impose aux équipes conformité de surveiller, au-delà du droit, les évolutions politiques qui influencent les pratiques de mise en œuvre. Un fournisseur industriel français peut être ciblé non pas pour ses pratiques, mais pour sa zone d’activité ou pour le profil de ses clients.

3. Le risque géopolitique, l’exposition aux tiers et l’intégrité des entreprises

Nombre de défaillances en matière de conformité ne proviennent pas de l’entreprise elle-même, mais des angles morts de la vigilance sur les tiers. En 2025, le risque lié aux tiers est de plus en plus géopolitique. Un fournisseur ou un agent peut devenir la cible de sanctions, subir une crise réputationnelles ou voir son activité interrompue non pour une faute commise, mais en raison de sa localisation stratégique, de sa structure de propriété ou de ses liens avec des entités visées par des puissances étrangères.

L’interdépendance économique entre l’Europe et la Chine, en particulier dans les minerais critiques, l’électronique de pointe et les produits pharmaceutiques, fait de la diligence raisonnable sur les tiers un exercice de navigation géopolitique. Une entreprise s’approvisionnant auprès d’un fabricant basé au Xinjiang ou opérant via une joint venture russe peut, techniquement, cocher les cases réglementaires, jusqu’à ce que cela ne suffise plus. Ce qui compte alors, ce n’est plus seulement la légalité, mais le discernement, l’anticipation et la cartographie des risques.

Par ailleurs, les entreprises européennes actives sur le marché transatlantique doivent plus que jamais intégrer les règles extraterritoriales américaines dans leurs dispositifs de conformité, notamment lorsqu’il s’agit de chaînes d’approvisionnement touchant aux semi-conducteurs, aux technologies vertes ou aux infrastructures numériques. La conformité devient un outil de gestion des dépendances stratégiques et de continuité opérationnelle, bien au-delà de la seule intégrité juridique.

4. Le risque réputationnel façonné par la nouvelle guerre froide

La pression politique et sociétale s’est, en outre, intensifiée. Une entreprise occidentale maintenant ses activités en Chine peut être accusée de soutenir un régime autoritaire. À l’inverse, une entreprise quittant la Chine sous pression réglementaire ou politique peut se voir reprocher un nationalisme économique ou un manque de vision à long terme.

Le positionnement ambigu de l’Europe entre les États-Unis et la Chine accentue encore ce risque réputationnel. Dans cet environnement fragmenté, la conformité doit contribuer à orienter la posture stratégique de l’entreprise, en anticipant la manière dont ses décisions seront perçues par les gouvernements, les médias et la société civile de part et d’autre de la fracture géopolitique.

5. La bifurcation des chaînes d’approvisionnement mondiales n’est plus théorique

Pour les entreprises européennes, la fragmentation des chaînes d’approvisionnement, longtemps perçue comme une hypothèse géopolitique, devient une réalité opérationnelle. Dans des secteurs clés comme les semi-conducteurs, les batteries, l’aérospatial ou les infrastructures télécoms, le monde se divise en deux blocs : l’un centré sur les États-Unis et leurs alliés, l’autre sur la Chine. Cette bifurcation affecte non seulement les lieux de production ou d’approvisionnement, mais aussi les normes applicables, les technologies accessibles et les marchés ouverts.

Les entreprises européennes doivent désormais repenser leurs stratégies d’approvisionnement en prévision de mesures de découplage, d’embargos ou de restrictions à l’exportation dictées par des considérations politiques. Le risque n’est plus seulement opérationnel : il devient systémique. Dépendre d’un fournisseur chinois pour un intrant critique ou intégrer une technologie d’origine américaine dans un produit mondialement distribué a des implications qui dépassent le cadre commercial. La conformité doit intégrer cette nouvelle donne en plaçant la restructuration des chaînes d’approvisionnement et l’alignement technologique au cœur de sa mission.

6. Ce que la conformité élargie exige désormais des entreprises européennes

Il ne s’agit pas de transformer les départements conformité en think tanks. Mais ce nouvel environnement impose de :

  • Intégrer des indicateurs de risque géopolitique dans les analyses de due diligence et d’évaluation des tiers

  • Développer des plans de résilience juridique face à des régimes réglementaires divergents ou contradictoires

  • Cartographier l’exposition aux leviers américains et chinois (technologie, terres rares, localisation des données...)

  • Mettre en place des systèmes d’alerte précoce pour les décisions politiques à effets juridiques

  • Impliquer les conseils d’administration et la direction générale dans la conformité comme levier d’autonomie stratégique

Conclusion

En 2025, l’affrontement entre les États-Unis et la Chine n’est plus un sujet exclusivement diplomatique. Il constitue une réalité structurelle du monde des affaires, et un défi central pour la conformité des entreprises européennes. Le droit n’est plus neutre. Les règles reflètent les rivalités. Leur application suit les alliances.

L'extension de la conformité aux risques géopolitiques n'est pas une option, c'est une exigence pour opérer de manière sûre, durable et indépendante dans un monde divisé.

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