Défis juridiques pour l'industrie défense : une vision à long terme

 

Pour les entreprises, l'obligation de prêter attention au cycle de leurs opérations s'est accrue au cours des dix dernières années. Les instruments de soft law, notamment les principes directeurs de l'OCDE sur la conduite responsable des affaires et les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme, ont dessiné les contours d’un monde des affaires plus vertueux, et les législations locales ont suivi à leur propre rythme. La France a été à l'avant-garde de cette tendance, avec deux séries de dispositions légales affectant substantiellement les opérations des entreprises, la loi sur le devoir de vigilance des entreprises et la loi Sapin II visant à lutter contre la corruption.

Le contrôle des activités de l'industrie défense, et de ses exportations en particulier, va plus loin. Toutes les exportations européennes sont ainsi régies par la position commune du Conseil européen, les embargos sur les armes décrétés par l'UE, l'ONU ou autres institutions, et le traité sur le commerce des armes, que tous les États membres de l'UE ont ratifié. Chaque pays de l'UE met en œuvre ces instruments de manière autonome, principalement par le biais de licences d'exportation délivrées aux fabricants.

Un autre risque, moins commenté, se présente toutefois pour l'industrie défense : celui de poursuites contre l'entreprise et ses dirigeants pour complicité de crimes internationaux. Si la responsabilité des entreprises pour leur rôle dans les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité a déjà été abordée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, avec, par exemple, la poursuite de Krupp au cours du procès de Nuremberg, elle avait été quelque peu délaissée, ne redevenant un sujet de débat qu'au cours des vingt dernières années. De plus en plus, en effet, les universitaires se sont penchés sur la responsabilité des fabricants d'armes dans la perpétration de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et de génocides, lorsque ces violations sont perpétrées avec les armes qu'ils ont vendues aux auteurs présumés. Les praticiens ont fait de même.

Risque de poursuites au niveau national

Plusieurs juridictions européennes ont été à l'avant-garde des enquêtes impliquant des entreprises de défense, suite à des plaintes déposées par des associations de défense des droits de l'homme contre des fabricants d'armes. En France, par exemple, une communication de l'ONG française FIDH incriminant la société française Qosmos, alléguant que la société avait vendu du matériel de surveillance au gouvernement syrien, a conduit à une enquête visant à déterminer si la société et ses dirigeants pouvaient être tenus responsables des faits de torture et des abus commis par le gouvernement syrien. L'enquête, close après avoir échoué à démontrer le lien de causalité entre le matériel vendu et les violations, a montré l'intérêt du ministère public pour cette affaire. Si celle-ci a été clôturée, d'autres enquêtes sont toujours en cours en Europe, comme celle impliquant le fabricant d'armes RWM Italy,en Italie. En février 2021, le juge des enquêtes préliminaires a ordonné au procureur de poursuivre l'enquête sur les ventes d'armes à l'Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis, mettant en cause non seulement la société et ses dirigeants, mais aussi des fonctionnaires de l'Autorité nationale pour l'exportation d'armements (UAMA).

Risque de poursuites internationales

Outre les poursuites nationales, l'éventualité de poursuites devant la Cour pénale internationale (CPI) doit également être prise en compte dans l'évaluation du risque juridique d'un fabricant d'armes. Outre les situations qui lui sont déférées par le Conseil de sécurité des Nations Nnies, la Cour est compétente pour les violations présumées perpétrées sur le territoire de tout État signataire du Statut de Rome, et par des auteurs présumés ressortissants d'États signataires du Statut de Rome. Les universitaires se sont penchés sur la possibilité de poursuites contre les entreprises d'armement sur la base des articles 25(3)(c) et 25(3)(d) du Statut de Rome, deux dispositions prévoyant respectivement la complicité et la contribution à un crime par un groupe de personnes agissant dans un but commun. Les deux variantes de la complicité peuvent en effet s'appliquer à la fourniture d'armes, bien qu'elle n'ait pas été appliquée au contexte, ouvrant une défense sur la base de l'article 22(2), qui prévoit que "la définition d'un crime est d'interprétation stricte et ne peut être étendue par analogie". Une réponse attendue à la communication soumise au Bureau du Procureur de la CPI, et demandant au Bureau d'enquêter sur plusieurs sociétés, dont Airbus Defence and Space, BAE Systems, et Dassault Aviation, pourrait apporter des éclaircissements sur l'interprétation du Statut de Rome.

Conclusion

Il est essentiel pour les entreprises vendant du matériel à double usage et militaire d'intégrer ce nouveau défi et d'adapter leur stratégie en fonction du niveau souhaitable d'exposition au risque juridique et de réputation, et en accord avec leurs valeurs.

Intégrer ce défi, c'est aussi prendre en compte les effets en cascade qu'il comporte. Dans le contexte des restructuration, par exemple, la décision du 25 novembre 2020, largement commentée, et concluant que la société absorbante est responsable des infractions pénales commises par la société absorbée, revêt une importance essentielle pour l'industrie défense. Ainsi, par exemple, une société qui rachèterait une start-up vendant du matériel militaire ou à double usage utilisé pour la perpétration de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité s'exposerait au risque de faire l'objet d'une enquête et de poursuites.

Il sera essentiel d'identifier les facteurs de risque, tels que le contexte politique au moment des exportations, la durée du contrat, les relations diplomatiques du pays d'origine de l'entreprise avec le prospect, et la classification du matériel vendu, entre autres. Une myriade de questions juridiques découleront probablement de ce nouveau défi, notamment celle de la prévisibilité de la loi, de la responsabilité des fonctionnaires qui ont délivré les licences et, éventuellement, de la responsabilité de l'État. Des questions pour lesquelles aucun précédent n'a encore été établi.

 
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