Commerce de matériel militaire : les licences d'exportation et la défense pénale

 

Alors que le mouvement visant à porter devant la justice la participation des entreprises à des violations aux droits de l'homme prend de l'ampleur, un secteur en particulier est menacé : l'industrie défense. Sous l'impulsion des organisations de défense des droits de l'homme, plusieurs enquêtes et poursuites sont déjà en cours pour identifier le rôle joué par les entreprises et leurs dirigeants dans les crimes de guerre et contre l'humanité prétendument perpétrés avec des équipements qu'ils ont vendus à des acteurs étatiques et non étatiques. Un certain nombre de facteurs expliquent le défaut de préparation des départements juridiques face à de tels défis. Le principal semble toutefois résider dans l'excès de confiance que procurent les licences d'exportation délivrées par leur État. Les entreprises supposent, à tort, que la licence d'exportation accordée par l'État les protège, elles et leurs dirigeants, de toute responsabilité pénale. 

Le système français de contrôle des exportations fournit un bon exemple. L'industrie défense joue un rôle essentiel dans le tissu économique du pays, représentant plus de 200 000 emplois. Les exportations d'équipements militaires participent significativement et positivement à la balance commerciale, avec plus de la moitié de la production fabriquée par son industrie vendue à ses alliés, pour plus de 9 milliards d'euros en 2018. Être un leader de l'industrie défense constitue également un levier diplomatique, et permet d'exercer une influence sur la politique mondiale en fournissant et en refusant aux nations des technologies qui modifient le cours du conflit.

Les liens entre l'État et l'industrie défense sont donc étroits et expliquent probablement que les sociétés et leurs dirigeants envisagent que la licence pourrait les mettre à l'abri de poursuites pénales.

Licence d'exportation : pourquoi et comment ?

Au cours des 50 dernières années, les états ont unanimement admis, quoiqu'à des degrés divers, la nécessité pour eux d'intervenir dans le commerce et les exportations de matériel militaire. La logique de cette intervention est vertueuse, pour éviter des flux excessifs d'armes pouvant porter atteinte aux droits de l'homme. Elle est également intéressée, avec la volonté de surveiller les échanges, de freiner les autres états dans la croissance de leurs capacités militaires et de protéger la propriété intellectuelle de leur industrie. Les réglementations européennes et internationales, mises en œuvre par les législations nationales, encadrent ainsi l'exportation d'équipements militaires et de biens à double usage.

Pour prendre l'exemple de la France, deux cadres réglementent l'exportation, d'une part, du matériel militaire et, d'autre part, des biens à double usage. Le contrôle de la France sur les biens à double usage constitue la mise en œuvre du règlement 2021/821, qui vise ouvertement à aborder des considérations telles que "les droits de l'homme, et des considérations sur l'utilisation finale prévue et le risque de détournement." La mission de contrôle est exercée par le Service des Biens à Double Usage, sous les auspices du ministre de l'économie. D'autre part, deux instruments encadrent le contrôle des exportations d'équipements militaires. La position commune 2008/944/pesc et le traité sur le commerce des armes. Leur mise en œuvre en France prend la forme d’un principe d'interdiction d'exportation d'équipements militaires. Une société désireuse de le faire doit donc demander une licence d'exportation. Délivrée par le Premier ministre, après avis d'une commission interministérielle, l'octroi de la licence d'exportation relève donc du pouvoir exécutif.

 

’[Ces réglementations créent des obligations à l’égard de deux entités. D'une part, les réglementations européennes et internationales imposent à l'état d'élaborer et de mettre en œuvre des processus de contrôle de l'exportation de produits sensibles. Une erreur de la part de l'autorité délivrant l'autorisation peut avoir plusieurs conséquences, notamment un recours devant les tribunaux administratifs aux fins d’annuler l'autorisation, la responsabilité de l'État et la responsabilité individuelle de la personne qui a délivré l'autorisation, comme ce fut le cas dans l'affaire RWM Italie. D'autre part, les législations nationales imposent aux entreprises qui souhaitent exporter des équipements militaires et des biens à double usage de demander des autorisations administratives avant leur exportation.

 

Licence d'exportation comme bouclier contre les poursuites : limites

Le raisonnement qui s'appuie sur les licences d'exportation pour nier toute implication dans la perpétration de crimes internationaux rendue possible grâce aux matériaux objet de l'autorisation est vicié pour deux raisons principalement.

 

La nature justificative de la licence

Sans viser à l'exhaustivité, le Statut de Rome prévoit dans ses articles 31 et 33 une série de défenses applicables, à savoir la démence, l'intoxication, la légitime défense, la contrainte, la nécessité, les ordres d'un supérieur et la prescription de la loi. De même, le droit pénal français prévoit des justifications, notamment l'ordre de la loi, le commandement de l'autorité légitime, l'état de nécessité et la légitime défense. En dehors de ces motifs spécifiques, il est difficile de concevoir une défense qui s'appuierait sur une autorisation administrative pour fournir les armes à l'auteur.

Le plus proche d'une justification que l'autorisation puisse se rapprocher serait de la considérer comme un ordre de la loi. Ce serait toutefois le cas si la licence d'exportation imposait à la société de procéder à l'exportation. Ce n'est, de toute évidence, pas le cas.

Séparation des pouvoirs

L'autre défaut de considérer la licence d'exportation comme un bouclier contre les poursuites réside dans le principe de séparation des pouvoirs. Les licences d'exportation sont accordées par le pouvoir exécutif, qui ne peut, sans enfreindre le principe, entraver le pouvoir judiciaire dans sa mission. Il est donc difficile de concevoir la licence comme un chèque en blanc qui protégerait le titulaire de la licence de poursuites ultérieures si la licence était utilisée pour aider ou assister la perpétration de crimes internationaux. De manière triviale, cela reviendrait à admettre que la délivrance d'un permis de conduire empêche toute poursuite contre le conducteur en cas d'accident de voiture.

 

Conclusion

Au-delà du fait que la raison d'être du contrôle des exportations d'armes n'a jamais été de protéger les entreprises, même s'il le voulait, il y a peu que l’état pourrait faire pour entraver le cours de la justice avec une licence d'exportation. Il semble y avoir une profonde incompréhension de la raison d'être du contrôle des exportations d'armes de la part des entreprises, qui placent trop d'attentes dans cette procédure. Une défense solide peut intégrer la délivrance d’une licence, notamment pour diluer le rôle de l'entreprise et de ses dirigeants dans les violations. Cependant, une stratégie qui consisterait à s'appuyer uniquement sur la licence d'exportation et à s'abstenir de mettre en place des processus robustes de gestion des risques montrera rapidement ses limites. Les licences ont aussi sans aucun doute un rôle à jouer dans la gestion de crise et la politique. En cas d'examen par les médias, elles constitueront un atout précieux à mettre en avant. Il ne faut toutefois pas attendre plus de celles-ci. D'autres arguments juridiques et factuels, plus convaincants, trouveront leur place pour défendre les entreprises et les dirigeants accusés d'avoir aidé ou assisté la commission de crimes internationaux. Parmi eux, le plus convaincant sera sans aucun doute l'exigence de l’intention, ou mens rea, objet de l'article 30 du Statut de Rome et que l'on retrouve universellement dans les juridictions nationales.

 
Précédent
Précédent

Start-ups et PME de la défense : 9 réflexions pour initier une démarche conformité

Suivant
Suivant

Défis juridiques pour l'industrie défense : une vision à long terme